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Les femmes Agounoth

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benepito
Messages: 11
Chers Rabbanims,

Je vous écrit aujourd’hui pour traiter d’un des problème les plus brûlants que notre communauté connaît depuis des millénaires : le problème des femmes agounoth.
Je ne veux surtout pas critiquer notre sainte Torah (Has véchalom), mais je voudrais aujourd’hui comprendre les mécanismes qui font qu’aujourd’hui, aucune solution valable n’a été trouvé par nos dayanim afin de résoudre cet épineux problème qui fait souffrir des milliers de femmes juives à travers le monde.
Je ne suis pas un expert en matière de talmud, mais j’ai quand même quelques connaissances, bien que limités, mais qui soulève en moi des interrogations profondes.
Lors d’un divorce, le fait que le mari doit remettre le guet à sa femme vient directement de la Torah écrite. Puis vient la Michna et le Talmud qui viennent statuer des modalités de la remise de ce guet.
A première vue, les choses paraissent bien simples et tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Mais la réalité d’aujourd’hui en est tout autre.
Des milliers de femmes juives se trouvent dans des situations de désarroi devant des maris récalcitrants qui refusent de donner cet acte de divorce à leur épouse.
Aujourd’hui, aucune solution halahique n’a été trouvé afin qu’un beth din se substitue au mari et puisse remettre le guet de son propre chef afin de libérer ces milliers de femmes enchaînés.
Pourtant, sur de nombreux points de la Torah tout a fait différents, les dayanim ont trouvé des parades afin de contourner la halaha et permettre des choses interdites explicitement par la Torah.
Je parle ici du Cohen, à qui il est interdit de rentrer dans un cimetière.
La Torah indique clairement, qu’un Cohen n’a pas le droit de pénétrer dans un cimetière.
Nous voyons aujourd’hui à New York, des juifs orthodoxes Cohanim, aller visiter le tombeau du Rabbi de Loubavitch (z ‘l).
L’astuce halahique a été trouvée : ils rentrent entourés de personnes qui se tiennent la main, le Cohen n’étant plus dans le cimetière mais dans un autre « réchout » délimité par les personnes l’entourant.
Je ne viens pas ici critiquer cette façon de faire, mais je viens dire ici que des rabanims se sont creusés la tête afin de contourner une interdiction claire de la Torah et trouver un moyen de faire entrer un Cohen dans un cimetière.
La qualité d’un dayan reconnu est de réussir à permettre une chose qui à priori l’interdiction semble immuable, afin de faciliter la vie du peuple juif dans sa pratique du judaïsme, tout en restant dans un cadre halahique indiscutable.
Autre exemple, le fait de porter le Chabbath, les dayanim ont également trouvé l’astuce qui consiste d’accrocher ses clefs à une ceinture afin de pouvoir les transporter dans le domaine public.
Cette solution a été trouvée car tout juif qui observe le Chabbath et doit se rendre à la synagogue avec sa famille, devra rentrer chez lui et ouvrir sa porte.
Imaginez vous simplement les plaintes si ce point n’aurait jamais été traité, et que l’autorisation de porter ces clefs de cette manière n’aurait pas été décidé.
Beaucoup d’autres points explicitement interdits par la Torah ont pu trouver un compromis halahique afin de ne pas rendre la vie des gens impossible.
Ces progrès en tous ces points sont bénéfiques.
Mais il y a une partie de notre communauté qui n’ont jamais bénéficié de ces astuces halahiques : les femmes agounoth.
Imaginez une seconde que la situation aurait été inversée : ce serait la femme qui doit libérer le mari en lui remettant l’acte de divorce religieux.
Aucune personne de bonne foi n’osera dire qu’aucune astuce halahique n’aurait été trouvée pour permettre à l’homme de se libérer de sa femme par d’autres moyens.
De plus, une femme agouna ne peut pas avoir d’enfants sous peine d’être des enfants issus d’une relation adultère et donc considérés comme mamzérim.
Vous imaginez le nombre de descendances qui n’ont pas vu le jour juste parce qu’un mari n’a pas voulu donner le guet à sa femme ?
Qu’est-ce sinon considérer ce mari comme une sorte de meurtrier du peuple juif.
Peut-être même que ces maris privent le peuple juif tout entier de la future naissance de Tsadikim dont nous avons tellement besoin aujourd’hui.
Le peuple juif n’a-t-il pas vécu des années d’esclavage pour rendre encore aujourd’hui les femmes esclaves de situations intolérables ?
On ne peut plus aujourd’hui ignorer ces femmes dont certaines se battent depuis des dizaines d’années et qui n’ont pas pu avoir ni enfants ni petits enfants.
Qu’attend les tribunaux rabinniques pour enfin se pencher une bonne fois pour toute sur ce problème : que des femmes agounoth entament des grèves de la faim enchaînés au pied de ces mêmes tribunaux au risque de mettre leur vie en danger ?
En ignorant ces femmes, chaque génération porte sa faute de ne pas avoir fait progresser d’une manière claire le statut de ces femmes.
Certes, des pressions efficaces apparaissent en terre sainte, mais la plupart du peuple juif vit dans des pays où le religieux et le civil sont séparés et l’état n’interfère pas dans les affaires de culte.
De plus, ce n’est pas à la société civile de régler ce problème, ce n’est pas dans les tribunaux goyim que ces affaires doivent se traiter.
C’est un problème religieux et exclusivement religieux.
Qu’attendons nous aujourd’hui pour faire de ce problème une priorité absolue ?
Merci d’avoir lu cette lettre si longue et je vous souhaite une bonne continuation pour votre site qui nous apporte beaucoup de réponses à nos questions.
Kol Tov.
Jacques Kohn ZAL
Messages: 2766
Je vous communique ci-après le texte d’un article que j’ai rédigé sur le problème des ‘agounoth. Même s’il ne répond pas en tous points aux questions qui vous préoccupent, il sera peut-être de nature à satisfaire partiellement votre curiosité.

1. L’histoire du divorce en droit français et de ses implications dans le domaine de la halakha :
Le 27 juillet 1884 a été promulguée en France la loi dite « loi Naquet » qui a rétabli le divorce, alors interdit depuis 1816.
Cette loi a enfin permis à ceux des Juifs français impatients de rompre leur lien conjugal de le faire légalement.
On imagine l’embarras dans lequel se sont alors trouvés les rabbins.
S’il est en effet relativement facile à un beith din de mettre en œuvre la remise d’un guèt lorsque les griefs entre les époux sont relativement récents, sa tâche devient en revanche beaucoup plus difficile lorsqu’ils sont forcés malgré eux, depuis longues années, de rester unis, faute de pouvoir obtenir de la justice qu’elle les sépare définitivement. Les reproches accumulés augmentent les risques que la femme devienne une ‘agouna, le mari ne pouvant pas, en raison de son éloignement, ou ne voulant pas, parce que le fossé qui le sépare de sa femme est devenu infranchissable, rendre à celle-ci sa liberté.
De plus, l’abolition de l’indissolubilité du mariage pour les membres de la communauté juive ne pouvait qu’entraîner un raz-de-marée de demandes de guèt, susceptible de submerger les tribunaux rabbiniques.
Retenons également le fait que la nouvelle loi ne permettait le divorce que sur le seul fondement de fautes précises (adultère, condamnation à une peine afflictive et infamante, excès, sévices et injures graves) constituant un manquement aux obligations conjugales et rendant intolérable le maintien du lien du mariage. Des preuves de la faute devaient être produites, et l’aveu n’était pas reconnu. Cela avait pour conséquence que la procédure se déroulait toujours dans un climat dramatique et conflictuel, et que ce climat rejaillissait nécessairement sur la procédure devant le beith din.
(Signalons au passage qu’il a fallu attendre la loi du 11 juillet 1975 pour introduire enfin le divorce par consentement mutuel et permettre qu’il soit prononcé dans une ambiance procédurale plus sereine.)
Certains rabbins français ont alors imaginé un moyen destiné à permettre à la femme dont le divorce avait été prononcé par les tribunaux civils d’échapper à sa condition de ‘agouna et de se remarier.
Ce moyen consistait à introduire dans la ketouba une clause stipulant que le divorce civil aurait pour effet d’annuler le mariage, y compris sur le plan religieux.
Signalons d’emblée que ce projet, qui s’appuyait sur des sources halakhiques authentiques, quoique controversées, n’avait rien à voir avec la pratique, introduite dans certains milieux libéraux et réformés, consistant à permettre au divorce civil de se substituer entièrement et d’emblée à la procédure du guèt.
A l’origine de cette mesure se trouve une opinion du Rambam (« Introduction au Michné Tora ») et une responsa du Roch (43, 8), qui donnent pouvoir aux rabbins d’annuler tout mariage.
Il convient cependant d’indiquer que les grandes autorités rabbiniques de l’époque, comme Rav Yits‘haq El‘hanan Spector, Rav David Tsewi Hoffman, et Rav ‘Hayyim Soloveitchik, de même que, plus tard, Rav Yossef Eliyahou Henkin et Rav Herzog, grand rabbin d’Israël, se sont vigoureusement opposées à cette initiative. Aux voix de ces rabbanim il convient d’ajouter celle de Rav Yehouda Lubetzky (1850-1910), membre du beith din de Paris. Celui-ci réunit quatre cents signatures émanant de grands talmidei ‘hakhamim, parvenant ainsi à faire abandonner le projet. Son argumentation, qu’il fit parvenir à Rav ‘Hayyim Ozèr Grodzinski, fut publiée en 1930 sous le titre de : Ein tenaï be-nissouïm.

La position des rabbins français s’appuyait sur un enseignement du Rema (Choul‘han ‘aroukh Evène Ha‘ézèr 157, 4) selon lequel, lorsque le mari n’a qu’un seul frère lequel a renié la foi juive, il peut être stipulé que le mariage sera annulé si le mari meurt sans enfant.
L’application de cette règle, édictée à une époque où les conversions forcées étaient fréquentes, a été étendue à d’autres situations, comme celle où le frère unique a disparu (Voir Taz, Evène Ha‘ézèr 157, 1), ou celle où il ne jouit pas de ses facultés mentales (Na‘halath chiv‘a, Lois sur la ‘halitsa ; voir aussi ‘Aroukh hachoul‘han, Evène Ha‘ézèr 157, 15 et Igueroth Moché, Evène Ha‘ézèr 1, 147).
Prenant appui sur cet enseignement, les rabbins français ont estimé que cette clause pourrait être validée dans les cas où l’on peut pressentir que la femme risque de rester « enchaînée » à son mariage du fait du comportement de son mari, notamment s’il obtient que soit prononcé le divorce civil.

Les raisons pour lesquelles un tel projet n’a pas été accepté sont essentiellement les suivantes :
Il a été estimé, en premier lieu, que la règle posée par le Rema violait le principe selon lequel « quiconque stipule contrairement à ce qui est écrit dans la Tora, cette stipulation est nulle » (Kol ha-mathné ‘al ma ché-katouv ba-Tora tenao batèl [Baba Metsi‘a 94a]).
A cela il a été objecté, à la décharge du Rema, qu’il est vrai que si quelqu’un contracte un mariage en stipulant que les règles du yibboum ne s’appliqueront pas, cette stipulation est nulle. S’il est convenu, en revanche, que le mariage sera annulé rétroactivement si le mari meurt sans enfant, cette condition élude certes l’institution du lévirat, mais elle ne la transgresse pas directement (Noda’ bi-Yehouda, Evène Ha‘ézèr 56 ; ‘Hatham Sofèr, Evène Ha‘ézèr 110-111 et ‘Aroukh hachoul‘han, Evène Ha‘ézèr 157, 15 à 17).
Il a été rétorqué, en second lieu, qu’il faut ici distinguer soigneusement entre les Qiddouchin et les Nissouïn (voir Qiddouchin 94a et Ketouvoth 72b-74a). On peut stipuler les premières sous condition, pas les secondes (Ein tenaï be-nissouïm).
En effet, les relations conjugales ont pour effet d’invalider de telles conditions, en vertu du principe selon lequel la vie commune, dans un couple, consacre le mariage et ne s’inscrit jamais dans des actes de débauche (Ein adam ‘ossé be‘ilatho be‘ilath zenouth).
Sur un plan plus pratique, ceux qui se sont opposés à l’initiative des rabbins français ont considéré que même si l’on retient l’opinion du Rema, on ne peut pas mettre sur le même plan les moyens d’échapper à la ‘halitsa et ceux qui ont pour effet de rompre, à l’intérieur d’un couple, le lien conjugal. Le risque de be‘ilath zenouth est relativement insignifiant dans un mariage, dans la mesure où la plupart des couples ont des enfants et où, d’autre part, des efforts sont déployés, dans le cas de risque de mort du mari, pour que celui-ci donne un guèt à sa femme et sauve ainsi la dignité de celle-ci sans porter atteinte à sa moralité et à sa réputation.
Les risques de divorce sont, en revanche, beaucoup plus grands, de sorte que, si cette initiative avait été acceptée, l’institution du divorce selon la halakha aurait disparu de facto, et chaque mariage étant devenu assorti d’une condition, c’est l’institution dans son ensemble qui s’en serait trouvée affaiblie.

Il faut souligner cependant que les objections d’ordre halakhique que l’on a opposées au rabbinat français n’étaient pas irréfutables, tout au moins sur le plan théorique.
Une disposition dans Yerouchalmi Ketouvoth (5, 9 – 30b) stipule en effet au nom de Rabbi Yossi que lorsqu’un contrat de mariage stipule le montant de ce que le mari aura à payer s'il hait sa femme (et lui refuse ses droits), ou par la femme à déduire du douaire, si par haine pour son mari elle se refuse à lui, ce sont des conditions financières qui sont valables à l'avenir.
Il se peut par conséquent que l’on se soit trouvé ici hors du champ du principe rappelé ci-dessus selon lequel « quiconque stipule contrairement à ce qui est écrit dans la Tora, cette stipulation est nulle ».
Disons, en conclusion, et sans vouloir prendre parti sur le fond, que les rabbins français ont ici, loin de vouloir « réformer » ou « libéraliser » la halakha, comme on les en a souvent accusés, cherché un moyen d’alléger, dans le strict respect de celle-ci, une situation – la réintroduction du divorce après son abolition pendant environ soixante-dix ans – à laquelle ils se sont trouvés soudain confrontés.
Les réactions défavorables qui ont accueilli leur initiative, loin de s’inscrire dans un climat d’antagonisme entre tenants et adversaires de la halakha, ont constitué une ma‘hloqèth le-chem chamayim (« controverse pour la gloire du Ciel » – Avoth 5, 17).

2. Le divorce juif et le droit français actuel
Je me propose à présent, changeant complètement de registre, d’évoquer un domaine, celui du divorce, dans ses aspects concrets les plus quotidiens pour les rabbins et les juristes, où nous pourrons constater que la Tora et les systèmes juridiques modernes, loin d’être séparés par un fossé, aboutissent au contraire à une convergence remarquable, y compris dans leur analyse purement conceptuelle.
L’importance qu’a prise le divorce dans nos sociétés postindustrielles, où il atteint des taux considérables - c’est ainsi que l’on a parlé, pour la France, en 1985, de 30 % du nombre des mariages - a fait s’écrouler, au cours des dernières décennies, les ultimes barrières qu’avaient élevées la tradition chrétienne et le principe évangélique selon lesquels il n’est pas permis à l’homme de séparer ceux que Dieu a unis. C’est ainsi que la loi française du 11 juillet 1975 a généralisé, à côté des formes classiques de divorce pour faute, toute une panoplie de procédures permettant la rupture du lien conjugal par consentement mutuel des époux.
On peut dire, à cet égard, que la loi civile a fait, dans ce domaine, un pas significatif en direction des principes admis de longue date par la loi juive.
Le judaïsme n’a jamais prêché l’indissolubilité du mariage, et la Tora contient une abondante législation sur les causes, la procédure, et les conséquences du divorce. Et s’il est vrai que le divorce juif, sur un plan purement formel et procédural, s’apparente à une sorte de répudiation, où l’initiative appartient au mari et à lui seul, la jurisprudence rabbinique s’est attachée, au fil des âges, non seulement à établir une égalité de traitement entre le mari et la femme, mais aussi à ne permettre la rupture du lien conjugal qu’avec le consentement exprès des deux époux.
Les couples juifs n’ont pas échappé à cette accélération galopante de la fatalité du divorce. Peut-être même y répugnent-ils moins que les autres, cette institution n’ayant jamais connu, chez nous, la réprobation que lui attachaient les milieux catholiques.
Une difficulté majeure se présente toutefois dans la pratique, dont sont victimes beaucoup de femmes. Il arrive souvent que, le divorce ayant été prononcé civilement, elles se heurtent à un refus du mari, bien décidé à les priver du guèt. Elles deviennent ainsi des ‘agounoth, littéralement : des femmes enchaînées, interdites de remariage pour cause de refus de délivrance de ce document libérateur.
Le problème posé par la situation de ces femmes n’est pas, sachez-le bien, d’importance marginale. Rares sont les Rabbins de communauté qui n’en comptent pas parmi leurs ouailles. Et on les aurait estimées, rien que dans l’Etat de New York, à environ 15.000.
On a eu recours, pour tenter de résoudre ce problème, à divers moyens :
On a d’abord imaginé - et la proposition est venue en premier lieu des Rabbins français en 1893 et en 1907, soit immédiatement après que le divorce a été rétabli par la Troisième République en 1884 - d’introduire dans la ketouba, le contrat de mariage, une disposition selon laquelle, en cas de divorce civil non suivi de la délivrance d’un guèt, le mariage serait annulé rétroactivement. Cette idée a cependant été repoussée car on a considéré qu’il n’était pas convenable d’attacher une telle condition à un mariage.
On envisage aujourd’hui, dans certains milieux rabbiniques, y compris orthodoxes, de redonner vigueur à une taqana, un décret, promulguée au 7ème siècle par Cherira Gaon, qui conférait au Beth Din le pouvoir d’annuler, si nécessaire, tout mariage.
On a également proposé, et cette perspective est d’autant plus intéressante qu’elle aurait reçu l’aval de l’un des plus grands décisionnaires de notre siècle, Rav Moché Feinstein (Cf. Jewish Observer, octobre 1982), de faire souscrire aux futurs époux, préalablement à la célébration du mariage, mais hors ketouba, la déclaration suivante :
Nous soussignés, déclarons que si nous devons, à Dieu ne plaise, nous séparer après avoir été mariés, chacun de nous se conformera aux ordres reçus d’un Beth Din quant à la délivrance ou l’acceptation d’un guèt.
Il faut cependant savoir, pour apprécier la valeur d’un tel document, qu’il s’inscrit de manière très précise dans la jurisprudence des tribunaux américains, que je vais tenter à présent d’analyser. Les différences qui séparent cette jurisprudence de celle des tribunaux français, dont je brosserai ensuite un bref aperçu, me laissent cependant perplexe quant à l’efficacité que pourrait avoir en France l’introduction d’une telle formule.
Pour échapper à leur condition de ‘agouna, et au particulier au célibat forcé auquel elles sont contraintes, des femmes divorcées civilement se sont en effet adressées aux juridictions de leur pays pour tenter de briser l’acharnement mis par leurs maris, après divorce civil, à ne pas leur donner le guèt.
La jurisprudence qui s’est développée pour satisfaire à ces demandes s’est articulée autour de deux concepts juridiques très différents :
Les tribunaux américains tendent à considérer le problème comme constituant un litige sur l’exécution d’un contrat : La ketouba, estiment-ils, est un contrat comme un autre, et elle impose à chacun des époux l’obligation de se soumettre à l’autorité des rabbins. En particulier, du moment que sont inscrits les mots: Kedath Moché veIsraël (« selon la loi de Moïse et d’Israël »), le mari peut être contraint par la justice à donner le guèt à sa femme qui le réclame.
Cette jurisprudence, telle qu’elle s’est développée de l’autre côté de l’Atlantique, appelle cependant de sérieuses réserves de la part des rabbins, qui s’interrogent sur la validité d’un guèt donné sous l’effet d’une telle contrainte. Je reviendrai sur cette difficulté un peu plus loin.
Quant aux tribunaux de notre pays, leur approche du problème est très différente, puisqu’ils le considèrent sous l’angle, non pas du contrat, mais de la responsabilité civile. C’est ainsi que la Cour de Cassation (2ème Chambre civile), dans un arrêt du 15 juin 1988, a posé le principe que « le mari de religion juive, tout comme la femme, ont entendu, en demandant le divorce, dissoudre totalement leur mariage, de sorte que le mari qui a laissé subsister le seul lien religieux, avec les conséquences qui en découlent et qui restreignent la liberté totale que la femme était en droit d’attendre du divorce, commet un abus de droit dont il doit réparation ».
Plus récemment, le 21 novembre 1990, la même juridiction a réaffirmé que la délivrance du guèt constituait une simple faculté relevant de la liberté de conscience, et dont l’abus ne peut donner lieu qu’à des dommages-intérêts. Elle a, en revanche, dans le même arrêt, posé pour règle que le mari ne peut être condamné à une astreinte, c’est-à-dire au paiement à la femme d’une somme déterminée par jour de retard dans la délivrance du guèt.
Cette dernière jurisprudence, contrairement à celle des tribunaux américains, dont nous avons dit qu’elle appelait des réserves de la part de nos autorités religieuses, devrait, me semble-t-il, pouvoir recueillir leur assentiment.
Je parlais de difficultés soulevées par la jurisprudence américaine, que ne connaîtraient pas les femmes qui ont obtenu des jugements rendus par les tribunaux français. Quelles sont-elles ?
Les rabbins qui ont à traiter des cas de divorce éprouvent une particulière méfiance envers ce que l’on appelle, en termes halakhiques, un guèt meoussé (un guèt « forcé »). Cette méfiance s’explique de la manière suivante : le divorce juif, comme d’ailleurs le mariage, consiste fondamentalement en un contrat, dont la validité est liée au consentement donné librement par les parties, la solennité donnée à l’acte ne se justifiant que par la nécessité de le voir célébré par des personnes qualifiées. Il faut donc, faute de quoi le divorce sera nul et sans effet, faute de quoi également le statut matrimonial des époux sera affecté d’une incertitude qui pourrait engendrer de graves conséquences quant au statut des enfants à naître par la suite, susceptibles d’être considérés comme des mamzérim, des enfants adultérins, que le mari délivre le guèt dans le plein exercice de sa liberté et sans y être contraint par une force extérieure, comme celle que détiendrait un jugement affirmant une responsabilité contractuelle, ou un jugement fixant une astreinte.
Il est vrai que les tribunaux rabbiniques, au fil des siècles, en sont venus eux-mêmes à adopter des mesures de contrainte, allant jusqu’à la flagellation et à l’emprisonnement, pour forcer les maris intraitables à accepter de rompre le lien conjugal devenu intolérable à la femme.
Cette évolution s’est développée autour d’une fiction juridique très particulière, que Rambam/Maïmonide a soigneusement analysée dans son Traité (Lois du divorce, chap. 2, parag. 20), et qu’il articule de la manière suivante :
Le mari est présumé, de manière irréfragable, vouloir toujours agir selon la halakha. Du moment que celle-ci, telle qu’elle a été mise en forme par les rabbins, l’oblige à donner un guèt, il se sent nécessairement tenu de le faire. S’il s’obstine néanmoins dans son refus, c’est qu’il y est poussé par son mauvais penchant, son yétzèr hara’. Par conséquent, conclut Maïmonide, du moment que c’est ce mauvais penchant, et lui seul, qui le retient d’obéir aux directives rabbiniques, il est permis d’employer la contrainte pour affaiblir et pour expulser ce frein. Et donc, lorsqu’il aura cédé à cette contrainte, c’est en pleine liberté qu’il fera ce que les rabbins attendent de lui.
Cette fiction a rendu, à travers les siècles, d’inestimables services aux couples désunis, puisqu’elle a permis d’exercer des pressions, parfois très fortes, sur les maris récalcitrants et de rendre leur liberté à des femmes victimes de toutes sortes de mauvais traitements.
Une limitation toutefois, et elle est d’une extrême importance: seuls les tribunaux rabbiniques ont la faculté d’exercer cette contrainte. Au contraire, un guèt délivré sous la pression des tribunaux non juifs, par exemple sous l’effet d’une condamnation à une astreinte, comme dans le cas qui avait été soumis à la Cour de Cassation, serait nul.
Concluons : on peut observer que les rapports entre la loi civile et celle de la Tora s’articulent autour de deux plans, rigoureusement contradictoires.
Sur le plan théorique, elles procèdent de structures de pensée et d’environnements culturels radicalement inconciliables. On peut dire, de la sorte, qu’il existe une rupture totale entre la Tora et nos codes modernes. Au plan pratique, cependant, on peut observer une certaine convergence, limitée il est vrai :
Les tribunaux civils, y compris, le fait mérite d’être noté, ceux des pays qui affirment pourtant le principe de séparation des cultes et de l’Etat, tiennent compte des exigences formulées par la halakha et leur fournissent une sorte de consécration.
Les autorités rabbiniques, de leur côté, dans les procédures novatrices qu’elles essaient actuellement d’élaborer pour l’application de cette même halakha, prennent en considération les spécificités législatives et jurisprudentielles des pays dans lesquels elles accomplissent leur mission.
Il en va ainsi dans le domaine, ô combien conflictuel, du divorce. Qui sait si d’autres domaines du droit ne connaîtront pas, un jour, ce genre de développements ? Je pense en particulier à la matière, en évolution croissante, de l’arbitrage, où l’on voit se dessiner, ici et là, y compris dans les milieux non-juifs, une tendance à solliciter l’intervention des tribunaux rabbiniques. Mais ceci est une autre histoire !
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